17
LA NUIT AFRICAINE.
Elle était comme une autre nuit, de l’autre côté des ténèbres parisiennes. Une terre confuse dont on pouvait capter, au loin, les braseros étouffés, la rumeur sourde. Un rivage secret, rythmé de musique, parfumé au rhum, qui se révélait par les portes entrebâillées des boîtes, les épiceries dissimulant des rades clandestins, les escaliers s’ouvrant sur des caves aménagées.
Je connaissais ces lumières. Des plus flamboyantes jusqu’aux simples lampes à pétrole, aux portes de Paris ou dans la banlieue nord. Du temps de la BRP, j’avais acquis une longue pratique de ces adresses, qui offraient toujours, aux côtés de la musique et de la gnôle, de l’amour rémunéré.
Je commençai ma tournée par la rive gauche. À Saint-Germain-des-Prés, se trouvait le must de la prostitution africaine. Le Ruby’s, rue Dauphine. La boîte que je préférais, pour son intimité, sa nonchalance, son emplacement inattendu – une porte rouge sombre, à la chinoise, au fond d’une cour pavée du XVIIe siècle, en plein quartier littéraire.
Je retrouvai là-bas de vieilles connaissances : portiers, habitués et autres piliers du lieu. Je restai quelques minutes dans le vestibule, le territoire des mâles noirs – le bar, la piste et les canapés étant réservés aux femmes et aux michetons : les Blancs. Puis je quittai cette faune et me glissai vers le vestiaire, à la recherche de Cocotte.
Cocotte était une Zaïroise que j’avais toujours connue derrière son comptoir. Une figure incontournable de « l’Afrique by night ».
— J’suis contente de te voir, l’Allumette ! Comment vont tes amours ?
L’» Allumette » était mon surnom chez les Blacks.
— Au point mort. Et toi, la Gonflette ?
— M’en parle pas. Cette fois, je le quitte ! JE LE QUITTE ! ! Lui et sa p’tite quéquette !
Éclats de rire. Cocotte était à la colle avec un culturiste qui abusait des produits dopants, des androgènes qui détruisaient sa spermatogénèse et le rendaient stérile. Cocotte enrageait de voir ce tas de muscles se nourrir de testostérone à la petite cuillère, elle qui ne rêvait que de gamins...
— Qu’est-ce qui t’amène, chéri ?
— Je cherche Claude.
— Tu le trouveras pas ici. Il s’est embrouillé avec le patron. Va plutôt au Keur Samba.
Claude était un de mes anciens indics. Un Ivoirien qui, sans être vraiment maquereau, était devenu un conseiller, un intermédiaire entre les ethnies, les réseaux, les clients friqués. Un homme « nécessaire » à la communauté.
Quatre bises et je me dirigeai vers la sortie. Soudain, je me ravisai. « Juste un œil », pensai-je, puis je revins sur mes pas, m’orientant vers la salle. Dans la pénombre, je me pris la musique en pleine gueule – du zouk remixé – et demeurai sidéré.
Elles étaient là, sur la piste, longues, noires, presque immobiles, ployant sous l’effet de la musique. Concentrées, et en même temps distantes, désinvoltes. Elles semblaient percevoir ce que personne d’autre ne captait à ce moment-là – une fluidité, une langueur unique dans le rythme. Chacune avait une manière bien à elle de le traiter. Cercles magiques avec les hanches, mains dressées, tel un adieu à la terre ferme ; tailles ondulantes, comme si elles montaient à l’assaut d’une paroi invisible ; coups de reins saccadés, tout en retenue sauvage...
L’émoi serrait mon bas-ventre. Comment avais-je pu oublier « ça » ? Comment, depuis que j’étais à la Crime, avais-je pu résister à la tentation et renoncer à mes aventures ? Je partis en douce, sans me retourner, fuyant l’ombre de mes propres désirs.
Je repris ma voiture et filai sur les quais. Seine noire et lente, lumières disloquées par les flots, impression de remonter un autre fleuve, connu de moi seul, le long duquel se dressaient les pontons des rives africaines. Au Grand-Palais, je traversai la Seine, direction huitième arrondissement.
Le Keur Samba. Plus chic que le Ruby’s, mais moins familial. J’aimais surtout son décor. Murs de verre rétro-éclairés, aux motifs de jungle stylisés, lions, feuilles de palmiers, gazelles... Un aquarium aux allures de boudoir et aux couleurs de cognac. Je longeai le bar, frôlant des créatures de soie noire, aussi grandes que moi, puis rejoignis les toilettes, où m’attendait une autre connaissance.
Merline se tenait derrière un pupitre couvert de paquets de cigarettes et de boîtes de capotes. Visage effilé, surmonté d’une énorme tignasse noire laquée, rabattue en mèches sur les tempes. Dès qu’elle me vit, elle partit d’un rire de perruche et m’offrit, à elle seule, une hola d’honneur.
— Salut, mon beau toubab !
— Salut, Merline.
« Toubab » était le terme qu’on utilisait dans les pays d’Afrique de l’Ouest pour désigner l’homme blanc. Cinq ans auparavant, j’avais sauvé Merline du trottoir, alors qu’elle débarquait de Bamako. À l’époque, on l’affamait déjà pour qu’elle ne vomisse pas lors de ses premières fellations.
— N’aie pas peur des copines, approche.
Je saluai les femmes qui l’entouraient : cinq ou six fleurs de carbone lascives, appuyées contre les murs de velours violet. Leurs grands yeux noirs évoquaient la Charmeuse de serpents du Douanier Rousseau.
— Tu t’ennuyais de moi ?
— Je ne sais pas comment j’ai pu attendre si longtemps.
Elle partit d’un rugissement de gorge. À chaque éclat de rire, ses dents donnaient l’impression de prendre l’air. J’observai les « copines ». Elles portaient toutes des étoffes moirées et étaient épinglées de piercings : lèvres, narines, nombril. Surtout, je considérai leurs perruques : nattes tressées, mèches roussâtres, bombe sixties, à la Diana Ross...
— Laisse tomber. Elles sont au-dessus de tes moyens.
— Je ne suis pas là pour ça.
— Tu devrais. Ça te détendrait. Tu veux quoi ?
— Claude. J’ai besoin de le voir.
— Cherche à l’Atlantis. Il donne dans les Antilles, en ce moment.
Je saluai Merline et sa cour. En quittant le Keur Samba, je réalisai que je n’avais croisé aucune personnalité célèbre de la communauté : ni musicien, ni fils d’ambassadeur, ni footballeur. Où étaient-ils donc ce soir ?
L’Atlantis était installé dans un hangar, juste à côté de l’entrepôt des moquettes Saint-Maclou, quai d’Austerlitz. Sous un porche immense, des barrières de fer délimitaient l’entrée de la boîte. Il fallait passer un portique antimétal puis subir une fouille corporelle.
Dès qu’il me vit, un des vigiles, un colosse congolais surnommé Nounours, beugla : « 22, v’là les keufs ! » Gros rire. En manière d’excuse, il me tamponna un sigle bleu sur la main, qui donnait droit à une boisson gratuite. Je le remerciai et plongeai dans l’entrepôt. Je quittais la haute couture pour la grande surface.
L’Atlantis, le pays où le zouk est un océan. La vibration de la musique me souleva du sol. Plusieurs milliers de mètres carrés, plongés dans l’obscurité, où avaient été installées à la va-vite des banquettes et des tables. Je m’orientai avec les yeux, mais aussi les tripes. J’étais dans la peau du baigneur qui s’abandonne au courant.
Enjambant les canapés, j’atteignis le comptoir chargé de bouteilles. Un des barmen avait survécu à mes années d’absence. Je hurlai :
— Claude, il est pas là ?
— Qui ?
— CLAUDE !
— Doit être chez Pat. Y’a une fête ce soir.
Voilà pourquoi je ne rencontrais aucune tête connue. Tout le monde était là-bas.
— Pat ? Quel Pat ?
— L’épicier.
— À Saint-Denis ?
L’homme hocha la tête et se baissa pour attraper une poignée de glaçons. Son mouvement révéla, dans le miroir face à moi, une silhouette qui ne cadrait pas avec le décor. Un Blanc, visage livide, vêtu de noir. Je me retournai : personne. Hallucination ? Je glissai un billet au barman et décarrai, remontant ma propre fatigue.
18
J’ATTRAPAI le boulevard périphérique porte de Bercy et pris, juste après la porte de la Chapelle, l’autoroute A1. Au bout d’un kilomètre, j’aperçus les grandes plaines scintillantes de la banlieue, en contrebas.
3 heures du mutin.
Sur les quatre voies surélevées, il n’y avait plus une voiture. Je dépassai le panneau saint-denis centre – stade et m’engageai sur la bretelle de sortie saint-denis université – peyrefitte. Juste à ce moment, je vis – ou crus voir – dans mon rétroviseur le visage blême que j’avais capté dans les lumières de l’Atlantis. Je braquai mon volant et fis une embardée, avant de reprendre le contrôle de ma voiture. Je ralentis et scrutai mon rétro : personne. Aucune voiture dans mon sillage.
Je plongeai sous le pont autoroutier et m’engageai à gauche, suivant l’axe de bitume au-dessus de moi. Très vite, les pavillons et les cités cédèrent la place aux grands murs des entrepôts et des usines éteintes. Leroy-Merlin, Gaz de France...
Je tournai à droite, puis encore à droite. Une ruelle, des lumières feutrées, des rassemblements devant les porches. J’éteignis mes phares et avançai, bringuebalant sur la chaussée défoncée. Des murs lépreux, des ouvertures colmatées avec des planches, des bagnoles posées sur leurs essieux, pas de parcmètres : la zone, la vraie.
Je dépassai les premiers groupes d’hommes : tous noirs. Au-dessus des immeubles, l’ombre de l’autoroute se dessinait comme un bras menaçant. La pluie était dans l’air. Je me garai discrètement et m’acheminai, plus discrètement encore, sentant que j’avançais désormais au cœur du pays black : 100 % africain, 100 % immunisé contre les lois françaises.
Je me glissai parmi les noctambules, dépassai le rideau de fer de l’épicerie de Pat, puis pénétrai dans l’immeuble suivant. Je connaissais les lieux : je ne marquai aucune hésitation. Je tombai sur une cour agitée de rumeurs et d’éclats de rire. Sur le perron de gauche, le portier me reconnut et me laissa passer. Rien que pour ce gain de temps et de salive, je lui filai vingt euros.
J’empruntai le couloir et atteignis l’arrière de l’épicerie, fermé par un rideau de coquillages. L’échoppe africaine la mieux fournie de Paris : manioc, sorgho, singe, antilope... Même des plantes magiques étaient en vente, garanties pour leur efficacité. Dans une salle annexe, Pat avait ouvert un maquis : un restaurant clandestin, où on se lavait les mains à l’Omo et dont l’aération laissait franchement à désirer.
Je traversai la boutique. Des Noirs devisaient, assis sur des caisses de Flag, la bière africaine, et des régimes de bananes plantains. Puis je me frayai un chemin dans le restaurant, plein à craquer. Aux regards qu’on me lançait, je compris que je n’étais pas le bienvenu. J’avais dépassé depuis longtemps la zone touristique.
J’atteignis un escalier. Le cœur du rythme provenait du sous-sol, faisant trembler le plancher. Je plongeai, sentant la musique et la chaleur monter en une bouffée entêtante. Des lampes grillagées éclairaient les marches. En bas, un cerbère en survêtement me barra la route, devant une porte de fer montée sur glissière. Je montrai mon insigne. L’homme tira à lui la paroi, à contrecœur, et je découvris une véritable hallucination. Une boîte de nuit aux dimensions réduites, sombre, vibrante, comme piquetée de lumière – une chair de poule phosphorescente sur une peau noire.
Les murs étaient peints en bleu-mauve, incrustés d’étoiles fluorescentes, des colonnes soutenaient un plafond qui semblait s’alourdir et se distendre. En plissant les yeux, je vis qu’on y avait tendu des filets de pêche. Aux portes de Paris, plusieurs mètres sous terre, on avait créé ici un bar marin. Des tables couvertes de nappes à carreaux supportaient des lampes-tempête. C’est du moins ce que je croyais deviner, car l’espace était rempli par une houle humaine, qui dansait sous les filets. Je songeai à une pêche miraculeuse de crânes noirs, de boubous bigarrés, de robes-fuseaux satinées...
Je taillai dans la meute, à la recherche de Claude.
Au fond, sur une scène striée de lumières roses et vertes, un groupe se déhanchait, scandant des accords répétitifs, obsessionnels. De la vraie musique africaine, gaie, raffinée, primitive. Dans un éclair, j’aperçus un guitariste qui faisait tourner sa tête comme sur un pivot ; à ses côtés, un Noir à la renverse extirpait des hurlements de son sax. Il n’était plus question ici de R&B ni de zouk antillais. Cette musique-là brisait les sens, secouait les entrailles, montait à la tête comme une incantation vaudoue.
Les couples dansaient, avec une subtile lenteur. Trempé de sueur, j’avançai encore, comme au fond d’un bassin épais. Au passage, je repérai des visages connus – ceux que j’avais en vain cherchés ailleurs. Le manager de Femi Kuti, le fils du président du Congo belge, des diplomates, des footballeurs, des animateurs radio... Tous réunis ici, sans distinction d’ethnie ni de nationalité.
Enfin, Claude au fond d’une alcôve, attablé avec d’autres gars. Je m’approchai, discernant mieux la gueule ambiguë de mon indic. Un nez épaté, qui lui mangeait toute la face ; des sourcils froncés, plissant un front miné, tracassé ; et de grands yeux étonnés, qui criaient en permanence « Je suis innocent ! » Il leva le bras :
— Mat ! Mon ami toubab ! Viens t’asseoir avec nous !
Je m’installai, adressant un signe de tête aux autres types de la table. Que des baraques – des géants, sans doute zaïrois –, et des colosses plus trapus — Congo français. Ils me saluèrent sans effusion. Tous avaient flairé le flic. Je rabattis le pan de mon manteau sur mon arme, en signe de paix.
— Tu bois un coup ?
J’acquiesçai, sans quitter des yeux les autres convives – un joint tournait, la fumée planait au-dessus des têtes en filaments bleutés. Un scotch se matérialisa dans ma main.
— Tu connais celle de Mamadou ?
Sans attendre ma réponse, Claude tira sur le cône et attaqua :
— C’est une jeune Blanche qui va se marier. Elle présente son fiancé à son père. Mamadou, un Black d’un mètre quatre-vingt-dix. Le père fait la gueule. Il cuisine le fiancé. Il l’interroge sur son boulot, ses études, ses revenus. Le Black, il a tout bon. Le père en peut plus. Finalement, il dit : « Je veux que ma fille soit heureuse au lit ! Je ne la donnerai qu’à un homme qui en aura une de trente centimètres ! » Le Noir répond, grand sourire : « Pas de problème, patron. Quand Mamadou aime, Mamadou coupe. »
Claude éclata de rire, passant le joint à son voisin. Je fis mine de sourire et bus une lampée de whisky, j’avais entendu la blague une bonne dizaine de fois. En signe de joie, Claude me frappa le dos, puis ouvrit son téléphone portable : les lumières du cadran se projetèrent sur son visage, colorant le blanc de ses yeux. Il referma le clapet et demanda :
— Qu’est-ce qui t’amène, toubab ?
— Larfaoui.
Le rire de Claude s’évapora :
— Chef, viens pas nous gâcher la soirée.
— Quand le Kabyle s’est fait buter, il était pas seul. Je cherche la fille.
Claude ne répondit pas. Une nouvelle fois, il ouvrit son cellulaire, paraissant lire un SMS. Sans doute un client. Mais son visage tracassé n’exprimait rien. On n’aurait pu deviner si l’appel était important ou non. Il referma le téléphone.
— Où est-elle ? dis-je après avoir vidé mon verre. Où est la pute ?
— J’en sais rien, toubab. J’te jure. Je sais que dalle sur cette histoire.
— C’est pas toi qui fournissais Larfaoui ?
— J’avais pas le genre d’articles qui l’intéressait. J’interrogeai, redoutant le pire :
— Pour quoi bandait-il ?
— La jeunette. Pour Larfaoui, passé quatorze ans, t’étais une vieille dame.
Je fus presque soulagé. Je m’attendais à ce qu’on me parle d’animaux ou de merde mangée à la petite cuillère. Mais c’était aussi une mauvaise nouvelle. On basculait dans un autre monde, celui des Anglophones. Seules ces régions exportent des mineures. Dans des pays en guerre comme le Liberia ou surpeuplés comme le Nigeria, tout est bon pour gagner quelques devises. Je connaissais mal ce milieu, complètement fermé. Les putes y vivaient en autarcie, ne parlant pas un mot de français, ni même d’anglais, très souvent.
— Qui le fournissait ?
— Je connais pas ces filières.
Faisant tourner mon verre entre mes paumes, j’observai les autres Blacks. Le pan de mon manteau s’était ouvert sur la crosse du 9 mm. Le joint passait toujours de main en main.
— Mon petit Claude, je sens que je vais vraiment gâcher ta soirée.
Le Noir transpirait à grosses gouttes. Les projecteurs de la scène produisaient sur sa figure un pétillement coloré. Il stoppa mon geste circulaire, m’attrapant le poignet :
— Va voir Foxy. Elle peut te filer un tuyau.
La prostitution africaine a une particularité : les proxénètes ne sont pas des hommes mais des femmes : les « mammas ». Souvent des anciennes putes, montées en grade. Des femmes énormes, au cuir dur, au visage scarifié, qui ne sortent jamais de leur appartement. J’avais croisé Foxy une fois ou deux. Une Ghanéenne. La maquerelle la plus puissante de Paris.
— Où elle crèche maintenant ?
— 56, rue Myrrha. Escalier A. Troisième étage.
Je me levai quand Claude m’arrêta :
— Fais gaffe à toi. Foxy, c’est une sorcière. Une mangeuse d’âmes. Vrrrraiment dangereuse !
Les maquerelles africaines ne tiennent pas leurs filles par la violence, mais par la magie. En cas de désobéissance, elles les menacent d’envoyer un sort à leur famille, restée au pays, ou à elles-mêmes. Les mammas détiennent toujours des rognures d’ongles, des poils pubiens ou du linge souillé appartenant à leurs filles. Aux yeux de ces dernières, cette menace est plus terrifiante que n’importe quels sévices physiques.
J’imaginai soudain des masques africains grimaçants, aux yeux bordés de rouge. La musique, la chaleur, les effluves d’herbe convergeaient sous mon crâne. Les stridences du sax commençaient à ressembler aux raclements des machettes sur la route, aux coups de sifflets des Hutu assoiffés de sang...
J’allais perdre l’équilibre quand des danseurs reculèrent dans l’alcôve, me poussant contre la table. Le scotch jaillit des verres. Claude se brûla avec le joint :
— Putain !
La manche trempée d’alcool, je me tournai vers la piste : hommes et femmes s’écartaient, comme si un serpent venait de tomber des filets. Je me hissai sur la pointe des pieds et aperçus, au centre, un Noir à terre, secoué de convulsions. Ses yeux étaient blancs, la bave moussait à ses lèvres. L’homme était mûr pour les urgences, mais personne ne l’approchait.
La musique continuait. Elle se résumait à un martèlement de peaux et à des déchirements de cuivre. Les danseurs reprirent leurs circonvolutions, évitant de frôler le type en transe ; d’autres frappaient dans leurs mains, comme s’ils voulaient faire jaillir le mal hors du possédé. Je jouai des coudes pour lui donner les premiers secours mais Claude me retint.
— Laisse tomber, toub. Y va se calmer. Un Gabonais. Ces gars-là savent pas se tenir.
— Un Gabonais ?
Les Gabonais formaient à Paris une petite communauté tranquille. Le pays d’Omar Bongo était riche de pétrole, et ses ressortissants étaient toujours des étudiants clean et discrets. Rien à voir avec les Congolais ou les Ivoiriens.
— Il a pris un produit local. Un truc de chez lui.
— Une drogue ?
Claude sourit, les yeux mi-clos. Déjà, on emmenait l’halluciné, raide comme un tronc d’arbre. Je commentai :
— Ça a l’air efficace.
Claude rit, la tête penchée en arrière :
— Nous autres Blacks, en matière de défonce, on sait y faire !
19
Rue Myrrha, 5 heures du matin.
Des ouvriers de la voirie lessivaient le trottoir à grande eau alors qu’un fourgon de police patrouillait lentement. Sous les porches, quelques prostituées faisaient l’amour avec l’ombre, attendant le jour pour disparaître.
Je retrouvais ici le côté estropié du quartier africain de Paris. On avait eu beau installer un commissariat rue de la Goutte-d’Or, un magasin Virgin boulevard Barbès, rénover la plupart des immeubles, la rue Myrrha avait toujours la gueule de travers. Un vieil air déglingué et menaçant.
Devant le 56, j’utilisai ma clé universelle, celle des facteurs, et déverrouillai la porte. Boîtes aux lettres défoncées, bâtiments vétustes, lettres des escaliers peintes sur les murs. Pas tout à fait un squat, mais un bloc à l’abandon, mûr pour une culbute immobilière. Je repérai la lettre « A » et pénétrai à l’intérieur.
Chaque étage s’ouvrait sur une grotte de gravats ou un couloir condamné par des planches. Au troisième, je me glissai sous les câbles électriques qui pendaient du plafond. Tout semblait dormir – même les odeurs.
Un Noir gigantesque somnolait sur une chaise. En guise de sésame, je sortis encore une fois ma carte. Il haussa les sourcils, comme s’il manquait une partie du message. Je murmurai « Foxy ». Il se déplia pour écarter la couverture pouilleuse qui faisait office de porte et me précéda dans la nouvelle caverne.
Des pièces s’ouvraient de part et d’autre du corridor. Un dortoir, à gauche, puis un autre, à droite : sur des nattes, des amazones emmitouflées se reposaient, du linge séchait à travers les pièces. L’odeur se réveillait ici, comme une feuille qu’on froisse, mélange d’épices, de sueur, de poussière ; et ce parfum caractéristique des tropiques : mil grillé, charbon de bois, fruits décomposés...
Nouveau châssis de porte, nouveau rideau. Le colosse fit mine de frapper sur le chambranle. Je retins son geste.
— It’s O.K.
Le temps qu’il réagisse, je m’étais déjà glissé sous la tenture.
L’hallucination de la nuit continuait. Les murs étaient tendus de tissu sombre zébré d’argent ; des bougies, des coupelles d’huile, des bâtons d’encens brûlaient sur le parquet ; sur des coffres peints à la main, disposés le long des murs, reposaient des objets traditionnels : chasse-mouches en crin de cheval, éventails de plumes, statuettes votives, masques... Partout, des flacons, des bocaux, des bouteilles de Coca s’alignaient, fermés par des bouchons de liège ou du ruban adhésif. Des paravents, des tapis suspendus segmentaient la pièce, et multipliaient les ombres vacillantes, qui ajoutaient encore à la confusion du bazar.
— Hi, Match, good to see you again.
La grosse voix, inimitable. J’étais surpris, et flatté, que Foxy se souvienne de moi. Je dépassai le panneau qui la dissimulait. Deux autres sorcières l’encadraient. À sa gauche, une longue tige au visage clair, coiffée de dreadlocks dorées qui lui donnaient l’air d’un sphinx. À sa droite, une rondouillarde à peau très noire. Son large sourire révélait des dents écartées – les dents du bonheur. Toutes les trois étaient assises en tailleur.
Je m’approchai. Foxy était enveloppée d’un boubou écarlate, qui évoquait un rideau d’opéra. Son visage, barré de scarifications, était ceint par un foulard du même ton. En la voyant, il me revint une théorie de certains pharmacologistes selon laquelle l’organisme des « marmiteurs » était modifié. À force d’ingérer des substances, sorciers et sorcières étaient capables d’exhaler, par leur souffle ou les pores de leur peau, des poisons, des substances hallucinogènes. Je repris en anglais :
— Je te dérange, ma belle ? Tu es en réunion ?
— Honey, ça dépend de ce qui t’amène.
Elle parlait un anglais traînard, d’une voix paresseuse. Paupières baissées, elle pilonnait des poudres dans une jatte en bois, de ses mains étrangement maigres. On aurait dit que les chairs avaient brûlé autour des os. Elle alluma une branche grise :
— C’est pour mes filles. Je purifie la nuit. Nuit de vice, nuit de souillure...
— À qui la faute ?
— Hmm, hmm... Il faut qu’elles remboursent leurs dettes, Match, tu le sais bien. Des dettes énormes...
Elle planta le rameau incandescent entre les lattes du parquet.
— Tu es toujours chrétien ?
Ma gorge était sèche. Cramée par l’alcool, les clopes, et maintenant l’atmosphère de ce cloaque. Je desserrai ma cravate :
— Toujours.
— On peut se comprendre, toi et moi.
— Non. Nous ne sommes pas sur la même rive.
Foxy soupira, imitée par les deux autres.
— Toujours les mêmes oppositions...
Dents du Bonheur prononça en anglais, ironique :
— Le croyant prie, le sorcier manipule...
Dreadlocks enchaîna, dans la même langue :
— Le chrétien vénère le bien, le sorcier vénère le mal...
Foxy saisit une bassine rouge où flottait une chose horrible : singe ou fœtus.
— Honey, le bien, le mal, la prière, le contrôle, tout ça vient après.
— Après quoi ?
— Le pouvoir. Seul compte le pouvoir. L’énergie.
Elle tenait maintenant une sorte de scalpel, à lame d’obsidienne. D’un coup sec, elle excisa le crâne de la créature au fond du récipient.
— Ensuite, ce qu’on en fait, c’est une affaire personnelle.
— Pour le chrétien, seul compte le salut.
Foxy éclata de rire :
— Je t’adore. Qu’est-ce que tu veux ? Tu cherches une fille ?
— J’enquête sur le meurtre de Massine Larfaoui.
Les trois sorcières répétèrent à l’unisson :
— Il enquête sur un meurtre...
Foxy plaça le fragment de crâne dans le bol en bois et pilonna de nouveau.
— Dis-moi d’abord pourquoi tu t’intéresses à ce meurtre. C’est pas ta brigade qui enquête là-dessus...
Foxy ne possédait pas des dons de divination. C’était simplement une indic, qui possédait ses réseaux à la DPI de Louis-Blanc, à la BRP et même aux Stups.
— Cette enquête était dirigée par un ami. Un ami très proche.
— Il est mort ?
— Il s’est suicidé mais il vit encore. Il est dans le coma.
Elle fit une grimace :
— Très mauvais... Deux fois mauvais. Suicide et coma. Ton ami flotte entre deux mondes... Le m’fa et l’arun...
Foxy appartenait aux Yoruba, un vaste groupe ethnique qui couvre le golfe du Bénin, berceau du culte vaudou. J’avais étudié ce culte. Le « m’fa » signifie le « socle » et représente le monde visible. « L’arun » est le monde supérieur des dieux. Je risquai :
— Tu veux dire qu’il flotte dans le m’doli ?
Le « m’doli » était le pont entre les deux mondes, une passerelle où s’activent les esprits, le territoire de la magie. La sorcière se fendit d’un sourire :
— Honey, on peut vraiment causer avec toi. Je sais pas où se trouve ton ami. Mais son âme est en péril. Il est ni mort ni vivant. Son âme flotte : c’est le moment idéal pour lui voler... Tu m’as toujours pas répondu, chéri : pourquoi cette enquête t’intéresse ?
— Je veux comprendre le geste de mon ami.
— Quel rapport avec Larfaoui ?
— Il enquêtait sur ce meurtre. Cela a peut-être joué un rôle dans sa... chute.
— Il est chrétien, lui aussi ?
— Comme moi. On a grandi ensemble. On a prié ensemble.
— Et pourquoi, moi, je saurais quelque chose sur cette histoire ?
— Larfaoui aimait la femme noire.
Elle éclata de rire, relayée par les deux autres.
— Ça, tu peux le dire !
— C’est toi qui le fournissais.
Elle fronça les sourcils :
— Qui t’a dit ça ? Claude ?
— Peu importe.
— Tu penses que je sais quelque chose sur sa mort parce que je lui présentais des filles ?
— Larfaoui a été tué le 8 septembre. C’était un samedi. Larfaoui avait ses habitudes. Chaque samedi, il invitait chez lui une fille, à Aulnay. Une de tes filles. Il a été descendu aux environs de minuit. Il n’était pas seul, j’en suis certain. Personne n’a parlé d’un autre corps. La fille a donc réussi à s’enfuir, et à mon avis elle sait quelque chose.
Je marquai un temps. Ma gorge était plus sèche qu’un pare-feu.
— Je pense que tu connais cette fille. Je pense que tu la caches.
— Assieds-toi. J’ai du thé chaud.
Je m’accroupis sur le tapis. Elle poussa sa jarre immonde et attrapa une théière bleue. Elle servait le thé à la touareg, en levant le bras très haut. Foxy me tendit le breuvage dans un verre de cantine :
— Pourquoi je te parlerais ?
Je ne répondis pas tout de suite. Puis j’optai, encore une fois, pour la sincérité :
— Foxy, je suis dans un tunnel. Je ne sais rien. Et je n’ai aucun rôle officiel dans cette affaire. Mais mon pote est entre la vie et la mort. Je veux comprendre pourquoi il a plongé ! Je veux savoir sur quoi il bossait, et quelle vérité lui a sauté à la gueule ! Tout ce que tu pourras me dire restera entre nous. Je te le jure. Alors, il y avait une fille ou non ?
— On se souviendra toi et moi de cette nuit...
— On s’en souviendra, mais je ne suis plus à la BRP.
— Tu es à la Crime, mon chéri, et c’est encore mieux.
J’étais en train de pactiser avec le diable. Je me voyais déjà, dans un mois, un an, couvrir une affaire d’homicide, à la santé de la jeteuse de sorts. Foxy avait une bonne mémoire. Elle répéta :
— On s’en souviendra, oui ou non ?
— Tu as ma parole. Il y avait une fille, cette nuit-là ?
Foxy prit le temps de boire une goulée de thé, puis posa sa tasse sur le parquet :
— Il y avait une fille.
L’atmosphère parut se détendre, je ressentis une libération. Et en même temps, une nouvelle crispation. Mes veines, mes artères se resserraient, le cauchemar ne faisait que commencer.
— Je dois la voir. Je dois l’interroger.
— Impossible.
— Foxy, tu as ma parole, je...
— Elle a disparu.
— Quand ?
— Une semaine après la fameuse nuit.
— Raconte.
Elle fit claquer sa langue et vrilla ses yeux injectés dans les miens :
— Quand elle est revenue cette nuit-là, elle était terrifiée.
— Elle a vu l’assassin ?
— Elle a rien vu. Quand Larfaoui s’est fait buter, elle était dans la salle de bains. Elle est sortie par la fenêtre et a grimpé sur le toit du pavillon. Elle disait que le tueur l’avait pas repérée. Mais sept jours plus tard, elle disparaissait.
— Qui a fait le coup ?
— À ton avis ? Le gars l’a cherchée et l’a trouvée.
Un autre indice : le mercenaire, utilisant une arme automatique, était aussi capable de se glisser dans le milieu africain anglophone. Un ancien du Liberia ? Je tendis mon verre vide :
— T’aurais pas un truc plus fort ?
— Foxy a tout ce qu’il faut.
Elle tourna son buste, sans bouger ses jambes croisées. Une bouteille apparut entre ses mains crochues. Elle remplit mon verre d’un liquide transparent à la texture d’huile. Je bus une brève gorgée – impression de boire de l’éther – et demandai, la voix râpeuse :
— C’était une môme ?
— Elle s’appelait Gina. Elle avait quinze ans.
— Tu es sûre qu’elle n’a rien vu ?
La mangeuse d’âmes leva les yeux au plafond, soudain pensive. Une tristesse de théâtre apparut sur ses traits. Elle souffla, les yeux humides :
— Pauvre petite...
Je bus une nouvelle rasade et criai :
— Elle a vu quelque chose, oui ou merde ?
Ses yeux tombèrent sur moi. Ses lèvres s’arrondirent avec indolence :
— Quand elle était sur le toit, elle a aperçu l’homme partir...
— Comment était-il ? Grand ? Petit ? Costaud ?
— Un grand homme... Tout en longueur.
— Comment était-il habillé ?
Foxy se servit à son tour un verre du tord-boyaux et y trempa ses lèvres :
— On est d’accord toi et moi ? Ce soir, tu me dois ?
— Je te dois, Foxy. Parle.
Elle but encore puis prononça d’une voix sépulcrale :
— Il portait un manteau noir et un col blanc.
— Un col blanc ?
— Man, Gina disait que c’était un prêtre.